La Prière de Saint Dorothée de Gaza « Si quelqu'un garde le souvenir de quelqu'un qui l'a affligé, lésé ou insulté… » : « Si quelqu'un garde le souvenir de quelqu'un qui l'a affligé, lésé ou insulté, il doit se souvenir de lui comme d'un médecin envoyé par le Christ et le considérer comme un bienfaiteur. Car si tu t'affliges en ces circonstances, c'est que ton âme est malade. En effet, si tu n'étais pas malade, tu ne souffrirais pas. Tu dois donc rendre grâce à ce frère, puisque grâce à lui tu connais ta maladie. Prie pour lui et reçois ce qui vient de lui comme des remèdes envoyés par le Christ. Ainsi soit-il. »
Source : site-catholique.fr
IV. DE LA DIVINE CRAINTE de Saint Dorothée de GazaSaint Jean dit dans les épîtres catholiques : « L'amour parfait bannit la crainte » (I Jn 4, 18). Que veut-il nous signifier par là ? De quel amour parle-t-il, et de quelle crainte ? Car le Prophète dit dans le Psaume : « Craignez le Seigneur, vous tous, ses saints » (Ps. 33, 10), et nous trouvons dans les saintes Écritures mille autres passages semblables. Si donc les saints qui aiment ainsi le Seigneur, le craignent, comment saint Jean peut-il dire : « L'amour bannit la crainte » ? Il veut nous montrer qu'il y a deux craintes, l'une initiale, l'autre parfaite ; la première étant celle des débutants dans la piété, pourrait-on dire, l'autre, celle des saints parvenus à la perfection et au sommet du saint amour. Quelqu'un, par exemple, fait la volonté de Dieu par crainte des châtiments : c'est encore un débutant, comme nous le disions, il ne fait pas le bien pour lui-même, mais par crainte des coups. Un autre accomplit la volonté de Dieu parce qu'il aime Dieu lui-même et qu'il aime tout spécialement lui être agréable. Celui-là sait ce qu'est le bien, il connaît ce que c'est que d'être avec Dieu. Voilà celui qui possède l'amour véritable, « l'amour parfait », comme dit saint Jean, et cet amour le porte à la crainte parfaite. Car il craint et il garde la volonté de Dieu, non plus à cause des coups, ni pour éviter le châtiment, mais parce qu'ayant goûté la douceur d'être avec Dieu, comme nous l'avons dit, il redoute de la perdre, il redoute d'en être privé. Cette crainte parfaite, née de cet amour, bannit la crainte initiale. Et c'est pourquoi saint Jean dit que « l'amour parfait bannit la crainte ». Mais il est impossible de parvenir à la crainte parfaite, sans passer par la crainte initiale.
Il y a en effet, dit saint Basile, trois états en lesquels nous pouvons plaire à Dieu. Ou bien nous faisons ce qui plaît à Dieu par crainte du châtiment, et nous sommes dans la condition de l'esclave ; ou bien poursuivant le profit d'un salaire, nous accomplissons les ordres reçus en vue de notre propre avantage, et par là nous ressemblons aux mercenaires ; ou enfin nous faisons le bien pour lui-même, et nous sommes dans la condition de fils. Car le fils, quand il est parvenu à un âge raisonnable, fait la volonté de son père non par crainte d'être châtié ni pour obtenir de lui une récompense, mais parce que, aimant son père, il garde précisément envers lui cette affection et l'honneur dû à un père avec la conviction que tous les biens paternels sont à lui. Celui-là mérite de s'entendre dire : « Tu n'es plus esclave, mais fils et héritier de Dieu par le Christ » (Gal. 4, 7). Il ne craint plus Dieu de cette crainte initiale dont nous parlions, c'est évident, mais il aime, comme le disait saint Antoine : « Je ne crains plus Dieu, je l'aime. » De même le Seigneur, déclarant à Abraham, après qu'il eut offert son fils : « Maintenant, je sais que tu crains Dieu » (Gen. 22, 12), voulait parler de cette crainte parfaite née de l'amour. Sinon, comment aurait-il pu lui dire : « Maintenant, je sais... » Abraham — Pardonnez-moi ! — avait fait tant de choses, il avait obéi à Dieu, il avait quitté tous ses biens, il s'était établi sur une terre étrangère, chez un peuple idolâtre, où il n'y avait nulle trace de culte divin. Surtout, il avait supporté cette terrible épreuve du sacrifice de son fils. Et après tout cela, le Seigneur lui dit : « Maintenant, je sais que tu crains Dieu ! » Il est bien clair qu'il parlait là de la crainte parfaite, celle des saints. Car ceux-ci font la volonté de Dieu non plus par crainte d'un châtiment ou pour obtenir une récompense, mais par amour, comme nous l'avons dit souvent, craignant de faire quelque chose contre la volonté de celui qu'ils aiment. Et c'est pourquoi saint Jean dit : « L'amour bannit la crainte. » Les saints n'agissent plus par crainte, mais craignent par amour.
C'est là la crainte parfaite, mais il est impossible d'y parvenir, je le répète, sans avoir eu d'abord la crainte initiale. Car il est dit : « Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur » (Ps. 110, 10), et encore : « Le commencement et la fin, c'est la crainte de Dieu » (Cf. Prov. 1, 7 ; 9, 10 ; 22, 4). L'Écriture appelle « commencement » la crainte initiale, à laquelle succède la crainte parfaite, celle des saints. Cette crainte initiale, c'est donc la nôtre. Comme un émail (sur le métal), elle garde l'âme de tout mal, selon ce qui est écrit : « Par la crainte du Seigneur, tout homme se détourne du mal » (Prov. 15, 27). Celui qui se détourne du mal par la crainte du châtiment, comme l'esclave qui redoute son maître, en vient progressivement à faire le bien et se met aussi peu à peu à espérer une rétribution de ses bonnes œuvres, comme le mercenaire. Et s'il continue à fuir le mal par crainte, comme l'esclave, puis à faire le bien dans l'espoir du gain comme le mercenaire, persévérant ainsi dans la vertu avec le secours de Dieu et s'attachant à lui à proportion, il finit par goûter le vrai bien, par en avoir une certaine expérience, et il ne veut plus s'en séparer. Qui pourrait désormais, comme dit l'Apôtre, le séparer de l'amour du Christ ? (Cf. Rom. 8, 35). Il atteint alors la perfection du fils, il aime le bien pour lui-même et il craint parce qu'il aime. C'est la crainte grande et parfaite.
Pour nous apprendre la différence de ces craintes, le Prophète disait : « Venez, enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur » (Ps. 33, 12). Appliquez votre esprit à chaque mot du Prophète, et voyez comment chacun à sa signification. Il dit d'abord : « Venez à moi », pour nous inviter à la vertu. Puis il ajoute : « enfants » : les saints appellent « enfants » ceux que leur parole fait passer du vice à la vertu, tel l'Apôtre disant : « Mes petits enfants, pour qui j'endure à nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous » (Gal. 4, 19). Ensuite, après nous avoir appelé et invité à cette transformation, le Prophète nous dit : « Je vous enseignerai la crainte du Seigneur. » Voyez l'assurance du saint. Nous autres, quand nous voulons dire quelque bonne parole, nous commençons toujours par demander : « Voulez-vous que nous nous entretenions un peu et que nous dissertions sur la crainte de Dieu ou sur une autre vertu ? » Le saint, lui, ne parle pas ainsi, mais dit en toute assurance : « Venez, enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur. Quel est l'homme qui veut la vie et désire connaître des jours heureux ? » (Ps. 33, 13). Et comme si quelqu'un répondait : « Moi, je le veux ; apprends-moi comment vivre et connaître des jours heureux », il le lui enseigne en disant : « Garde ta langue du mal et tes lèvres des propos trompeurs » (ib. 14). Voyez, c'est toujours par la crainte de Dieu qu'il empêche l'accomplissement du mal. « Garder sa langue du mal », c'est ne blesser d'aucune manière la conscience du prochain, ni médire de lui, ni l'irriter. « Garder ses lèvres des propos trompeurs », c'est ne pas tromper le prochain.
Le Prophète poursuit : « Détourne-toi du mal » (ib. 15). Après avoir parlé d'abord de fautes particulières, la médisance, la fourberie, il en vient maintenant au vice en général : « Détourne-toi du mal », c'est-à-dire, fuis absolument tout mal, détourne-toi de tout ce qui entraîne un péché. Il ne s'en tient pas là, mais ajoute : « Et fais le bien. » Il arrive en effet qu'on ne fasse pas le mal, sans pour autant faire le bien. On peut ne pas être injuste tout en n'exerçant pas la miséricorde, ou ne pas haïr sans pour cela aimer. Aussi le Prophète a-t-il eu raison de dire : « Détourne-toi du mal et fais le bien. »
Voyez, le Prophète nous montre cette succession des trois états dont nous parlions : par la crainte de Dieu, il amène l'âme à se détourner du mal, et la provoque ainsi à s'élever jusqu'au bien. Car, dès lors qu'on est parvenu à ne plus commettre le mal et à s'en éloigner, tout naturellement on fait le bien sous la conduite des saints. A ces paroles, le Prophète ajoute fort à propos : « Cherche la paix et poursuis-la » (ib. 15) : il ne dit pas seulement : « cherche », mais poursuis-la en courant, pour t'en emparer.
Appliquez bien votre esprit à cette parole et voyez la précision du saint. Lorsque quelqu'un est arrivé à se détourner du mal et s'efforce, Dieu aidant, de faire le bien, aussitôt fondent sur lui les attaques de l'ennemi. Il lutte donc, il peine, il est accablé : non seulement il craint de retourner au mal, comme nous le disions de l'esclave, mais il espère aussi la rétribution du bien comme un mercenaire.
Dans les attaques et contre-attaques de ce pugilat avec l'ennemi, il fait le bien, avec toutefois beaucoup de souffrance et de tourment. Mais quand lui vient du secours de Dieu et qu'il commence à s'habituer au bien, alors il entrevoit le repos et goûte progressivement la paix, alors il réalise ce qu'est l'affliction de la guerre, ce qu'est la joie et le bonheur de la paix. Il recherche enfin cette paix, se hâte, court à sa poursuite pour la saisir, pour la posséder en plénitude et la faire demeurer en lui. Et quoi de plus heureux que l'âme arrivée à ce degré? Elle est alors dans la condition de fils, comme nous l'avons dit souvent. Oui vraiment, « heureux ceux qui font la paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Matth. 5, 9). Qui pourrait dire de cette âme qu'elle fait encore le bien pour un autre motif que la jouissance du bien même ? Qui connaît cette joie, sinon celui qui en a l'expérience ? Alors celui-là découvre aussi la crainte parfaite, dont nous avons souvent parlé.
Nous voilà instruits de ce qu'est la crainte parfaite des saints, et de ce qu'est la crainte initiale, la nôtre : nous savons ce que la crainte de Dieu fait fuir et où elle conduit. Il nous faut maintenant apprendre comment vient la crainte de Dieu, et dire aussi ce qui nous en éloigne.
Les Pères ont dit qu'un homme acquiert la crainte de Dieu en se souvenant de la mort et des châtiments, en examinant chaque soir comment il a passé la journée et chaque matin comment il a passé la nuit, en se gardant de la parrhésia, et en s'attachant à un homme craignant Dieu. On rapporte en effet qu'un frère demanda à un vieillard : « Père, que dois-je faire pour craindre Dieu ? ». Le vieillard lui répondit : « Va, attache-toi à un homme craignant Dieu, et par le fait même qu'il craint Dieu, il t'apprendra à craindre Dieu toi aussi. »
Au contraire, nous chassons loin de nous la crainte de Dieu en faisant l'opposé de tout cela, en ne pensant pas à la mort ni aux châtiments, en ne prenant pas garde à nous-mêmes, en n'examinant pas notre conduite, en vivant n'importe comment et en fréquentant n'importe qui, et surtout en nous abandonnant à la parrhésia, ce qui est le pire de tout et la ruine achevée. Qu'est-ce qui chasse en effet la crainte de Dieu de l'âme comme la parrhésia ? C'est pourquoi l'abbé Agathon interrogé sur la parrhésia disait qu'elle ressemble à un grand vent brûlant qui, lorsqu'il se lève, fait fuir tout le monde devant lui et anéantit les fruits des arbres. Voyez-vous, Révérends, la puissance d'une passion? Voyez-vous sa fureur? A une seconde question : la parrhésia est-elle donc si malfaisante ? l'abbé Agathon répondit : Il n'est pas de passion plus malfaisante que la parrhésia, car elle est la mère de toutes les passions. Le vieillard dit fort bien et avec beaucoup de sagacité que la parrhésia est la mère de toutes les passions, puisqu'elle chasse de l'âme la crainte de Dieu. Si c'est en effet toujours par la crainte de Dieu qu'on se détourne du mal, nécessairement là où elle n'est plus, se trouvent toutes les passions. Que Dieu préserve nos âmes de cette passion fatale de la parrhésia !
La parrhésia est d'ailleurs multiforme : elle se manifeste par parole, par attouchement ou par regard. C'est la parrhésia qui pousse à tenir de vains discours, à parler de choses mondaines, à faire des plaisanteries ou à provoquer des rires malséants. C'est encore de la parrhésia de toucher quelqu'un sans nécessité, de porter la main sur un frère pour s'amuser, de le pousser, de lui prendre quelque chose, de le regarder sans retenue. Tout cela est l'œuvre de la parrhésia, tout cela vient de ce qu'on n'a pas la crainte de Dieu dans l'âme, et de là on en arrive peu à peu à un complet mépris. C'est pourquoi lorsqu'il donnait les commandements de la Loi, Dieu disait : « Rendez respectueux les fils d'Israël » (Lev. 15, 31). Car sans respect on ne peut même pas honorer Dieu, ni obéir une seule fois à un commandement quel qu'il soit. Aussi n'y a-t-il rien de plus redoutable que la parrhésia ; elle est la mère de toutes les passions, puisqu'elle bannit le respect, chasse la crainte de Dieu et engendre le mépris.
C'est parce que vous avez de la parrhésia entre vous, que vous êtes effrontés les uns envers les autres, que vous parlez mal les uns des autres et que vous vous blessez mutuellement. Que l'un de vous aperçoive quelque chose qui ne soit pas profitable, il va en bavarder et jeter cela dans le cœur d'un frère. Et non seulement il se nuit à lui-même, mais il nuit aussi à son frère en jetant dans son cœur un venin pernicieux. Il arrive même que ce frère avait l'esprit appliqué à la prière ou à quelque autre bonne œuvre : l'autre survient et lui offre un sujet de bavardage : non seulement il entrave son profit, mais l'induit en tentation. Et rien n'est plus grave ni plus funeste que de faire du tort à son prochain en même temps qu'à soi-même.
Ayons donc du respect, frères, redoutons de nous nuire à nous-mêmes, et aux autres, honorons-nous mutuellement et prenons soin de ne pas même nous dévisager les uns les autres, car c'est là aussi, selon un vieillard, une forme de parrhésia.
S'il arrive à quelqu'un de voir son frère commettre une faute, qu'il se garde de le mépriser ou de le laisser périr par son silence, ou encore de l'accabler de reproches et de parler contre lui, mais qu'avec compassion et crainte de Dieu, il rapporte la chose à qui possède le pouvoir de le corriger, ou bien que lui-même s'adresse à ce frère et lui dise avec charité et humilité : « Pardon, mon frère, tout négligent que je suis, il me semble qu'en cela peut-être nous ne faisons pas bien. » S'il n'écoute pas, il en parlera à un autre qu'il verra avoir la confiance de ce frère, ou bien il s'adressera à son préposé ou à l'abbé, selon la gravité de la faute, et il ne s'en inquiétera plus. Mais, nous l'avons dit, qu'il parle en se proposant comme but l'amendement de son frère, en évitant les racontars, le dénigrement, le mépris, sans vouloir lui donner soi-disant une leçon, sans le condamner, sans feindre non plus d'agir pour son bien, alors qu'intérieurement il est animé de l'une de ces dispositions dont je viens de parler. Car vraiment s'il parle à son abbé et ne le fait pas pour l'amendement du prochain ni parce qu'il a été lui-même scandalisé, c'est un péché, car c'est de la médisance. Mais qu'il examine son cœur, et s'il y trouve un mouvement de passion, qu'il se taise. S'il voit clairement que c'est par compassion et par utilité qu'il désire parler, mais que cependant une pensée passionnée le harcèle intérieurement, qu'il s'en ouvre humblement à l'abbé, lui disant son affaire et celle du frère en ces termes : « Ma conscience me rend témoignage que c'est pour le bien que je désire parler, mais je sens qu'il s'y mêle intérieurement quelque pensée trouble. Est-ce parce que j'ai eu une fois quelque chose contre ce frère, je ne sais. Est-ce une imagination trompeuse qui veut m'empêcher de parler et de procurer son amendement, je ne sais pas non plus. » Et l'abbé lui dira s'il doit parler ou non.
Il arrive aussi qu'on parle non pour l'utilité de son frère, ni parce qu'on a été soi-même scandalisé, ni parce qu'on est poussé par la rancune, mais simplement par bavardage. Or, quelle est l'utilité de ces vaines paroles ? Souvent même le frère apprend qu'on a parlé de lui, et il en est troublé. Il ne sort de tout cela qu'affliction et accroissement du mal. Au contraire, quand on parle pour l'utilité, comme nous l'avons dit, et pour elle seule, Dieu ne permet pas qu'il en naisse du trouble, ni qu'il en résulte affliction ou dommage.
Ayez soin aussi, comme nous le disions, de garder votre langue. Que personne ne parle méchamment à son prochain ni ne le blesse par parole, par action, par attitude, ou de n'importe quelle autre manière. Ne soyez pas non plus susceptibles. Si l'un de vous entend de son frère une parole, qu'il ne se froisse pas aussitôt, qu'il ne réponde pas méchamment ni ne reste fâché contre lui. Cela ne convient pas à des lutteurs, cela ne convient pas à des gens qui veulent être sauvés.
Ayez la crainte de Dieu, mais jointe au respect. Quand vous vous rencontrez, que chacun de vous incline la tête devant son frère, comme nous l'avons dit, que chacun s'humilie devant Dieu et devant son frère, et retranche pour lui sa volonté. C'est vraiment bien de faire cela, de s'effacer devant son frère et de le prévenir d'honneur. Celui qui s'efface retire plus de profit que l'autre. Pour ma part, j'ignore si j'ai fait quelque bien, mais si jamais j'ai été préservé, je sais que je l'ai été parce que jamais je ne me suis préféré à mon frère et que toujours je l'ai fait passer avant moi.
Lorsque j'étais encore chez l'abbé Séridos, le frère chargé du service du vieil abbé Jean, compagnon de l'abbé Barsanuphe, se trouvant malade, l'abbé m'envoya servir le vieillard. J'embrassais déjà de l'extérieur la porte de sa cellule, tout comme on adore la Croix vénérable ; combien plus amoureusement embrassai-je son service ! Qui n'eût désiré en effet être admis auprès d'un tel saint ! Ses paroles étaient admirables. Chaque jour, quand j'avais fini de le servir et que je lui faisais une métanie pour prendre congé et m'en aller, il me disait toujours quelque chose. Il avait en effet quatre sentences, et chaque soir, comme je l'ai dit, quand j'étais sur le point de me retirer, il m'en disait toujours une, et il s'exprimait ainsi : « Une fois pour toutes, frère, que Dieu garde la charité ! — car avant chaque sentence il avait l'habitude de dire ces mots. — Les Pères ont dit : Respecter la conscience du prochain engendre l'humilité. » Un autre soir il me disait : « Une fois pour toutes, frère, que Dieu garde la charité ! Les Pères ont dit : Jamais je n'ai préféré ma volonté à celle de mon frère. » Et une autre fois : « Une fois pour toutes, frère, que Dieu garde la charité ! Fuis tout ce qui est de l'homme et tu seras sauvé ». Enfin : « Une fois pour toutes, frère, que Dieu garde la charité ! « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ» (Gal. 6, 2). »
Le vieillard me donnait donc toujours l'une de ces quatre sentences, quand je me retirais le soir, comme on remet à quelqu'un un viatique. Et c'est ainsi que je regardais ces sentences comme la sauvegarde de toute ma vie. Cependant malgré cette confiance que j'avais à l'égard du saint et le contentement que j'éprouvais d'être à son service, ayant seulement pressenti qu'un frère était en peine parce qu'il désirait lui-même le servir, je m'en allai trouver l'abbé et lui fis cette demande : Ce service conviendrait mieux à ce frère, si votre Révérence le trouvait bon. Mais ni lui, ni le vieillard n'y consentirent. J'avais pourtant fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que ce frère me fût préféré. Pendant les neuf années que j'ai passées là-bas, je n'ai dit à personne, que je sache, une parole désagréable ; cependant j'avais une charge, ceci dit pour qu'on n'aille pas alléguer que je n'en avais pas.
Et je sais bien, croyez-moi, ce que fit un frère qui me poursuivit depuis l'infirmerie jusqu'à l'église en m'injuriant, mais moi, marchant devant lui, je ne répondis pas un mot. Quand l'abbé l'apprit, je ne sais par qui, et voulut châtier ce frère, je restai longtemps à ses pieds, le suppliant : « Non, par le Seigneur, c'est ma faute ; en quoi ce frère est-il coupable ? » Un autre encore, par suite soit d'une épreuve, soit de la bêtise, Dieu le sait, durant un certain temps urinait la nuit auprès de ma tête au point que mon lit en était inondé. De même, d'autres frères venaient chaque jour secouer leurs nattes devant ma cellule, et je voyais une si grande quantité de punaises pénétrer chez moi que je n'arrivais pas à les tuer : elles étaient innombrables à cause des chaleurs. Lorsque j'allais me coucher, elles se rassemblaient toutes sur moi, le sommeil me venait par suite de mon extrême fatigue, mais à mon réveil, je trouvais mon corps tout dévoré. Cependant, je n'ai jamais dit à l'un de ces frères : Ne fais pas cela ! ou : Pourquoi agis-tu ainsi ? A ma connaissance, je n'ai jamais eu un mot qui pût blesser ou affliger quelqu'un.
Apprenez, vous aussi, à « porter les fardeaux les uns des autres » (Gal. 6, 2), apprenez à vous respecter mutuellement. Et si l'un de vous entend un mot désagréable ou s'il endure quelque chose contre son gré, qu'il ne perde pas cœur aussitôt, ni ne s'irrite sur-le-champ ; qu'il ne se trouve pas, au moment du combat et devant cette occasion de profit, avec un cœur lâche, négligent, sans vigueur, incapable de supporter le moindre coup, tel un melon que le plus petit caillou suffît à blesser et à faire pourrir. Ayez plutôt un cœur solide, ayez de la patience et que votre charité mutuelle surmonte tous les événements.
Si l'un de vous a une charge ou s'il se trouve avoir quelque chose à demander soit au jardinier, soit au cellérier, soit au cuisinier ou à n'importe quel autre frère chargé d'un service, efforcez-vous avant tout, aussi bien celui qui demande que celui qui répond, de garder votre calme, et de ne jamais vous laisser aller au trouble, à l'antipathie, à la passion ni à aucune volonté propre ou prétention de justice, qui vous détourneraient du commandement de Dieu. Quelle que soit l'affaire, petite ou grande, mieux vaudrait la mépriser et la négliger. Certes, l'indifférence est mauvaise, mais, par ailleurs, il faut se garder de préférer cette affaire à sa tranquillité au point de nuire éventuellement à son âme en la menant à bien. Donc, en quelque affaire que vous vous trouviez, même fort pressante et grave, je ne veux pas que vous agissiez avec contention ou avec trouble, mais soyez pleinement convaincus que toute œuvre que vous accomplissez, grande ou petite, n'est que la huitième partie de ce que nous recherchons, alors que garder son calme, même si par le fait il arrive des manquements dans le service, c'est la moitié ou les quatre huitièmes du but recherché. Voyez quelle différence !
Ainsi quand vous faites une chose et que vous la voulez parfaite et achevée, mettez votre zèle à la faire, ce qui est, je l'ai dit, le huitième, et gardez intact votre calme, ce qui équivaut à la moitié ou aux quatre huitièmes. Si l'on doit être entraîné et s'écarter du commandement, se nuire à soi-même ou nuire aux autres pour remplir sa charge, il n'est pas bon de perdre la moitié pour sauvegarder le huitième. Celui que vous voyez agir de la sorte, ne s'acquitte pas de son service avec science. Par vaine gloire ou désir de plaire, il passe son temps à disputer, à se tourmenter et à tourmenter le prochain, pour entendre dire ensuite que personne n'a pu mieux faire que lui. Oh ! la grande vertu ! Non, ce n'est pas une victoire, frères, c'est une défaite, c'est un désastre. Voici ce que, pour ma part, je vous dis : Si l'un de vous, envoyé par moi à quelque affaire, en voit sortir du trouble ou un dommage quelconque, qu'il coupe court. Ne vous faites jamais de tort à vous-mêmes ou à autrui, mais que l'affaire soit laissée et ne se fasse point, pourvu que vous ne vous troubliez pas les uns les autres. Autrement vous perdriez la moitié, comme je l'ai dit, pour accomplir le huitième, ce qui est manifestement déraisonnable.
Si je vous dis cela, ce n'est pas pour que, perdant courage aussitôt, vous renonciez aux affaires ou que vous négligiez et laissiez tomber sur-le-champ les choses, piétinant votre conscience dans le désir d'être débarrassés de tout souci. C'est encore moins pour que vous refusiez d'obéir, chacun de vous se mettant à dire :
« Je ne peux faire cela, je me ferai du tort. Cela ne me convient pas. » Avec de tels propos, vous n'assumeriez jamais aucun service, et ne pourriez remplir un commandement de Dieu. Appliquez au contraire toutes vos forces à accomplir chacun votre service dans la charité, vous soumettant humblement les uns aux autres, vous honorant et vous stimulant mutuellement. Il n'est rien de plus puissant que l'humilité. Si donc l'un de vous voit sur le moment son frère dans la peine ou s'y voit lui-même, coupez court, cédez l'un à l'autre et n'attendez pas que le mal s'ensuive. Car, je l'ai dit mille fois, il est plus avantageux que l'affaire ne se fasse pas à votre gré, mais qu'elle se réalise selon la nécessité, non par obstination ni par de prétendues raisons, même s'il paraît raisonnable de vous troubler ou de vous affliger mutuellement, et de perdre ainsi la moitié. Car le dommage est alors bien différent. Il arrive souvent d'ailleurs que l'on perde même le huitième, en ne faisant rien du tout. Telles sont en effet les œuvres de ceux qui agissent par mauvais zèle. Il est absolument certain que toutes nos œuvres, nous les accomplissons pour en tirer quelque profit. Or, quel profit pouvons-nous en tirer, si nous ne nous humilions pas les uns devant les autres ? Nous y trouvons au contraire le trouble et nous nous affligeons mutuellement. Vous savez aussi qu'il est dit dans le Géronticon : « Du prochain viennent la vie et la mort.»
Méditez donc sans cesse ces conseils en vos cœurs, frères. Étudiez les paroles des saints Vieillards. Efforcez-vous, dans l'amour et la crainte de Dieu, de rechercher votre profit et celui des autres. Ainsi vous pourrez profiter de tous les événements, et vous progresserez par le secours de Dieu. Que notre Dieu lui-même dans sa bonté nous gratifie de sa crainte, car il est dit : « Crains Dieu et garde ses commandements : c'est là le devoir de tout homme » (Eccl. 12, 13).
Source : o.sagesse.over-blog.com
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